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venerdì 6 maggio 2011

Luis Nogueras selon Andrés Vahos

Pendant mon cours ici a Paris 8, j'ai pris beaucoup des élements pour la composition d'une ontologie du fragment. Voici ce que Andrés Vahos a écrit par rapport à Nogueras, les intensités et l'aragnée divine:


Eternelretournographe

Le poète Cubain Luis Rogelio Nogueras, connu sous le pseudonyme de «Wichy» - le rouge -, nous raconte dans «l’eternelretournographe» l'histoire d’un jeune poète qui murmurait - «celui-ci était un vrai poète » - pendant qu’il fermait un livre d’Apollinaire. Et Apollinaire, un soldat polonais enterré jusqu’à la taille dans une tranchée à Lyon, serrait un livre mouillé de Rimbaud pendant que les obus sifflaient au-dessus de sa tête et les fusées blues illuminaient le champ de bataille une nuit de 1914. Et Rimbaud, lui, rangeait entre ses vêtements les vers de Villon dans une valise prête pour le voyage de retour à Charleville, voyage qu’il ne ferait jamais. Et Villon, l’apocryphe, avait eu sur l’échafaud le vague souvenir des vers où se relatait la nuit où Tariq avait conquis le détroit qui garde encore son nom : Gibraltar ou Jabal Tariq. Et l’obscur poète qui avait écrit ces vers la nuit du 711 imitait les histoires que son grand-père lui avait raconté en Alger. Son grand-père avait lu Imrurul-Qais, un des plus grands poètes selon Mahomet, pendant les interminables journées sur un chameau dans le désert du Sahara. C’est très probable qu’Imrurul-Qais ait traduit à l’arabe quelques poèmes d’Horace, et qu’Horace ait imité Virgile. Et que Virgile ait transcrit au latin les vers que les prostitues de Babylonie susurraient à l’oreille d’Homère l’aveugle, des vers qu’il répétait dans des étranges hexamères. Dans les ruelles de Babylonie les gens récitaient, sans arriver à comprendre, les vers apportés d’Amara par les poètes Hittites. Dans cette capitale égyptienne se trouvent encore les hiéroglyphes qui gardent une insolite affinité avec les vers Cappadociens de 4000 a. n. e. Et ces vers… Le fil du poème se coupe quand l’homme de Pékin, en regardant brûler une cuisse de biche dans une humide caverne proche de Chou-tien, grognait les vers que lui dictait un jeune poète qui murmurait en fermant le livre d’Apollinaire1.
On peut se demander, à titre provisoire : qu’est-ce qui fait le trajet dans ce récit ? Qu’est-ce qui retourne chez le jeune poète? Les vers qui font le voyage à travers les époques ou le poème lui-même ? En d’autres termes : étant donné qu’il y a un «eternelretournographe» dans le monde, comment marche-t-il ? Première question de méthode : on évitera de demander sur la quiddité du poème, l’essence du poème ne nous intéresse pas, parce qu’il est plutôt question de éprouver son existence. Alors, comment ou de quel mode existe «l’eternelretournographe»? Suivons la première piste: le nom évoque un appareil - à la manière d’un sismographe ou un radar - une machine à deux têtes, une tête d'écriture et une tête de lecture. Mais, qu’est-ce qu’il enregistre et qu’est-ce qu’il émet ? Ou plutôt, de quelle manière fonctionne-t-il? Ce n’est pas à l’énigme du Sphinx qu’il faut répondre, nous sommes face à une boîte noire du type Odradek. Donc, « On ne lui pose pas de questions difficiles », « on le traite comme un enfant : « Comment t’appelles-tu ? », lui demande-t-on. « Odradek », dit-il. « Et où habites-tu ? » « Sans domicile fixe », dit-il en riant, mais c’est tout juste un rire comme on en pousse quand on n’a pas de poumon. Cela fait un peu comme le bruissement des feuilles tombées que l’on remue»2.
Commençons par douter de tout à la façon d’un métaphysicien ayant perdu la foi en Dieu. Soupçonnons que l’auteur de «l’eternelretournographe » n’existé point. Alors, le poème n’est rien d’autre que l’invention de celui qu’écrit. On s’aperçoit que le fait d’éliminer l’auteur du poème ne change rien aux conditions du problème. Malgré la disparition de « Wichy», le poème est de toute façon là, il existe déjà comme une donnée actuelle : présence immédiate sous nous yeux : hit et nunc. Il va falloir donc accepter son irritante présence. Désormais, nous n’avons que ces petits signes qui se promènent sur le fond blanc comme des corbeaux sur la neige. Pensons un moment à la neige sans les corbeaux, aussitôt le poème s’évanouit. Pensons à chasser les signes qui s’envoleraient vers le ciel obscur, pas de poème non plus. Le différentiel clair-obscur entre les signes et le fond, l’écart entre quelque chose et rien, s’offre à nous comme l’oscillation sur laquelle se soutient l’existence du poème. Et pourtant, on ne saurait pas réduire l’existence du poème à un phénomène optique. Les caractères A, Z, E, R, T ne font pas un poème, il faudrait qu’ils aient une autre manière d’exister. Pour le moment laissons indéterminée cette « autre manière ». Tenons-nous à l’existence du poème en tant qu’il est et il se dit pour ce qu’il est : le différentiel corbeaux-neige. Oublions par un moment l’enquête sur « la choséité» de la chose. Essayons une façon de voir digne d’une « femme de ménage » Heideggérienne. Nous acceptons sans souci les poèmes de Hölderlin rangés au même niveau des pommes de terre dans la cave, car pour nous, toutes les choses manifestent un art d’exister égal en dignité3.
Nous partons d’une donne simple : il y a des corbeaux sur la neige. Signes écrits sur cette page. Si quelqu'un nous lis le poème, le différentiel auditif continuerait d’être la condition par laquelle le poème se donne à nous. Evitons de réduire le problème à un rapport dialectique entre la forme et le fond. La forme se distingue du fond grâce à une séparation extrinsèque qui suppose un arrière-plan comme dimension spatiale homogène4. Par contre, les corbeaux entraînent la neige comme le sans fond qui enveloppe chaque lettre, qui ne cesse pas de le guetter, de se coller à elle pour la réabsorber.  Chaque corbeau implique sa propre blancheur comme la profondeur qui lui donne son ombre et où il risque toujours de s’y précipiter: le différentiel intrinsèque à partir duquel il devient perceptible. Tel qu’en acoustique: le signal sonore entraîne un bruit de fond comme la profondeur ou le seuil de sa propre imperceptibilité. M. Foucault appelle «stupidité» la profondeur sans fond où le philosophe s’enfonce jusqu'à voir l’éclat de la pensée. Regarder attentivement les ténèbres où l’on pressent la scintillation d’un signal: « être absorbé par les propres pensées»5.
Lors que la scintillation est perceptible pour nous, l’orientation est possible. Le différentiel clair-obscur, la profondeur du poème, ne suppose pas un espace-temps homogène qui serait déjà là comme la dimension préalable à sa création. C’est plutôt l’oscillation corbeaux-neige qui donne lieu ou met en place l’espace-temps où le poème se déroule. Le poème, mot à mot, signe par signe, engendre des blocs hétérogènes d’espace-temps au fur et à mesure qu’il avance. Le différentiel impliqué est ce qui s’explique pour nous comme dimension mesurable. Néanmoins, la discontinuité des signes dans le poème fait que chaque bloc d’espace-temps disparaisse avant que l’autre arrive. On est dans un chemin de fer qui s’écroule par derrière en même temps qu’il se construit devant: la prochaine traverse n’arrive qu’à condition que la dernière ait déjà disparu. Soulignions que le différentiel vit dans l’instantanéité d’un présent infiniment divisé. Occasion actuelle hic et nunc. Or, lorsqu’au moins deux différentiels vibrent entre eux - tic-tac - le souvenir de celui qui part atteint l’expectative de celui qui vient. Alors, le signal dépasse sa fonction dimensionnelle (spatio-temporelle) et devient expressive. Le tempo propre au poème nait avec la répétition rythmée du différentiel. On remarquera que la naissance de l’expressivité implique une perte de conscience de l’intervalle6. L’enfoncement du différentiel dans l’immémoriale donne lieu à l’aperception de son rythme dans la mémoire. Le poème se donne une âme: il est une perception accompagnée de mémoire comme disait Leibniz. Désormais, nous n’écoutions le différentiel impliqué que comme un bruit de fond infinitésimal: les cent mille vagues sans lesquelles on ne s’aperçoit jamais du mugissement de la mer.
On a passé presque sans s’apercevoir d’un mode d’existence à l’autre: du phénomène optique à sa répétition dans la mémoire. Il s’agit du passage qui va du signe au signal, des notes à la ligne mélodique. Gardons-nous de dire que le poème a changé d’aspect ou qu’il est regardé d’un point de vue différent. Ici et là on parlerait du même poème « entrevue vaguement» d’une manière ou d’un autre. En revanche, étant donné le passage du signe au signal ce qui a eu lieu effectivement est le passage entre deux modes d’existence: la transition qui exprime le poème dans un nouveau mode tonal. E. Souriau appelle « modulation enharmonique » la réalisation effective d’un passage intensif qui modifie l’équilibre tonal de l’existence. Si dans la modulation ordinaire nous cherchons le meilleur enchainement chromatique par des accords préparatoires, ce qui compte dans la modulation enharmonique est l’altération tonique proprement dite, c'est-à-dire, le passage dans la nouvelle tonalité, ou encore, le transit entre « l'accord de sortie et l'accord d'entrée ». Lorsque l’altération tonique est mise en œuvre, l’effet de la modulation est plus surprenant, parce qu’elle nous permet de passer à des tonalités très éloignées. On appellerait une altération constitutive l’intensité tonale qui fait le passage effectif dans une modulation prolongée. C’est dans l’exploration de ces altérations que la musique moderne a pu créer tout l’univers des « notes de passage » qui permettent le transit intermodal du son sans élever la hauteur7.
Il n’est plus question des conditions de l’expérience esthétique mais du poème comme expérimentation. L’acte «phorique» par lequel le poème passe d’un mode à un autre constitue un vrai saut existentiel. Et non dans un sens méta-phorique, mais eu-phorique, cet-à-dire, dans un sens latéral. M. Tournier comparait l’euphorie avec le plaisir intense de porter un enfant: déplacer subtilement une existence inestimable8. L’euphorie n’est pas un type d’enthousiasme, il s’agit d’une transition intensive (transe) que ne doit pas être identifiée avec la transcendance vers un dégrée Superior. L’acte euphorique est plus proche du rapt que de la possession, du déplacement protéiforme du démon que de l’ascension progressive vers le divin. L’éloignement de l’identité là où fait défaut toute transcendance, dit C. Malabou, c’est le passage inter-ontique sans pays d’arrivé9. E. Souriau à nommé évasion dynamique le mouvement qui atteste, dans les « notes de passage », « non l’idée ou le désir de l’évasion, mais leur « réalisation effective». « Qu’on songe d’abord à une vision détachant l’être d’un statut ontique déterminé, en le transportant successivement dans différents modes », alors l’être et le non-être, le même et l’autre, y seraient des « accessoires implicites», termes supposés par un enfant dans son jeu. Si le poème est devenu pour nous mélodie, ce n’est pas par une transformation de lui-même, mais par la modulation continue de son altération constitutive. Mouler est capturer l’intensité d’un matériel dans une forme stable qui sera conservée lors du démoulage, par contre, moduler est accélérer le passage de cette intensité d’un mode à un autre. La modulation d’un signal suppose l’altération dans le temps d’un différentiel intensif et non le changement d’une forme. Il est un processus continu de passage qui esquive le modèle autant que la forme, comme nous dit G. Simondon10.
Du signe au signal, du différentiel à la modulation, le poème n’acquiert pas une nouvelle forme, il s’ouvre vers l’inachèvement. Nous avons cru laisser derrière le différentiel corbeaux-neige, alors qu’il revient dédoublé en avant. Nous avons vu comment dans son mode phénoménal, comme « occasion actuelle », le différentiel corbeau-neige affirmait l’instant infiniment divisé du présent. Maintenait, en tant que rénové, nous assistons au passage progressif du poème par ses tenseurs synaptiques : et alors, et ensuite. Notons que s’il y a des « passages », c’est parce que l’intervalle se dédouble dans les in-tensions sur lesquelles se soutient le processus « transitive ». Le poème progresse sans intention, à tâtons dans les ténèbres, grâce à ses propres in-tensions - comme disaient les médiévaux des tensions dans les cordes des instruments musicaux -. C’est le tempo ouvert de l’exploration pathétique penchée sur le futur. Dans chaque instant le signe suivant est comme appelé de l’avenir et ensuite relâché dans le passé. A ce niveau on frôlerait la terrible tension d’un investissement de l’existence dans la modulation même. Entre les différentes phrases du poème il n’y a que la tension de la corde : la où se tient en l’air l’existence intensive sur l’intervalle modal. Cela suffit à peine à rendre compte du passage auquel nous assistons. Au lieu d’être référé à une forme paradigmatique définie comme acmé, le passage eu-phorique implique le déroulement du poème vers une « présence existentielle intense ». Dans «l’eternelretournographe», les passages dits insignifiants – les fusées blues que illuminant le champ de bataille, le vague souvenir sur l’échafaud, les interminables journées sur un chameau - se glissent sur des références signifiantes – Apollinaire et la nuit de 1914, Rimbaud et Charleville, Tariq et Gibraltar – en produisant par ricochet un référent toujours erratique et déplacé. R. Barthes appelait « scandaleux » - du point de vue de la structure - les détailles « insignifiants» qui, à peine touchent la surface de ce qui a été «en réalité », provoquent la « transition fugitive » du récit11. C’est à partir des passages superflus que le signifié est expulsé du signe, et avec lui la possibilité d’une forme signifiante. Grâce au recul incessant du référent la forme représentative du poème se défait, au profit des « particules a-signifiantes» qui s’emparent des sujets, « auxquels elles ne laissent plus qu'un nom comme trace de leur intensité »: Apollinaire, Rimbaud, Villon, un obscur poète arabe.
Russell a eu raison d’appeler «bruit» ces mock-existences dont la seule évidence est le son du nom. Pensées « de re» sans « res ». Ainsi la logique se contente de dire que le tonnerre du théâtre appartient à « l’univers fictionnel » duquel on ne peut pas dire s’il est vrai ou faux. « Alors la logique se tait, et elle n’est intéressante que quand elle se tait», car « à travers le hallier du poème», on peut sentir encore le vacarme infernal qui produisent ces existences vagues quand elles sautent en dehors des propositions. Il s’agit du sifflement intense des chiens danseurs et de souris chanteuses. La musique « d’un seul jet et dans un seul ton» comme la toux du singe «qui semble inquiétante mais qui n’a pas de signification». « Le cri vorace d’un rêve carnassier» comme dit Wichy. Nous parlons d’un cas d’existence à la limite. Et pourtant, d’un cas d’existence complètement positif. À mode d’exemple, sentons le bruit dans autre poème de Wichy - le Cygne sauvage (Signe?) : « Ne tente pas de poser tes mains sur son cou immaculé/ même la plus douce caresse lui paraîtra le maniement brutal du bourreau/ Ne tente pas de lui murmurer ton amour ou tes peines/ ta voix l'effrayera comme un coup de tonnerre au milieu de la nuit/ Ne remue pas l'eau de la lagune/ ne respire pas/pour t’appartenir, il faudrait qu’il meure/ Conforme-toi à son sauvage éloignement/ A sa beauté étrangère/ (s'il tourne la tête cache toi dans l'herbe)/ Ne romps pas l'envoûtement de cette fin d'été./ Ravale ton amour impossible./ Aime le libre/ Aime la manière dont il ignore que tu existes»12. Il est bien possible que le bruissement le plus infime chasserait le thème dans ce poème, mais aussi que son envol produirait un bruit insupportable.
Demandons-nous, à la manière de E. Souriau, si faut-il y voir l’existence à peine perceptible d’un cygne sauvage ou l’existence sauvage d’un cygne à peine perceptible? Tout dépend de cette réponse. Dans un cas nous avons l’existence du cygne référée à une vision archétypique et représentative, dans l’autre, ce qui est perceptible ou imperceptible, c’est le cygne qui occupe entièrement son existence. D’un côté la beauté étrangère d’une existence sauvage, et de l’autre, l’existence sauvage d’une beauté étrangère. La beauté étrangère du poème existe à sa manière. Comme celle d’un animal rêvé par Kafka, dont la queue va et vient sans se laisser attraper. Pour rendre compte de ces existences l’analyse structurel ne va pas plus loin que l’analyse logique. Nous ne pouvons pas capter le mouvement du sable avec un appareil d’enregistrement dont les pixels sont plus gros que les grains du sable. Dés lors que les formes cèdent la place aux tensions, la sensibilité aux gradients est plus importante parce que c’est l’intensité qui prédomine13. Le « thème» de l’eternelretournographe apparaît dans les bords de la structure et fait « tressaillir la pensée sans pouvoir être rangé dans un monde stable, défini, clos et solide, comme un parc entouré de murs »14. D’où cette tendance de la structure à signaler son lieu d’apparition sans pouvoir le saisir. À proprement parler, il s’agit d’un quasi-thème capable de donner lieu un instant au « passage », mais sans constituer lui-même le sujet du poème. Il appelle la « quasi-compression » comme dit Evans à propos des « Scheingedanken» de Frege15. De l’air mélodique de l’intervalle, au motif du passage, le poème compose un « thème » trop « falotéger»16, comme dirait L. Carroll, pour pouvoir «être» un thème structural.
Dans « le dernier cas de l’inspecteur» Wichy nous parle d’une « scène du crime » qui n’est pas encore la scène du crime, mais une chambre en pénombre où s’embrassent deux sombres nues; d’un assassin qui n’est pas encore l’assassin, mais un homme inattendu et fatigué qui est en train d’arriver d’un longue voyage ; d’une victime qui n’est pas encore la victime, mais une femme intensément enflammée ; d’un témoin qui n’est pas encore le témoin, mais un inspecteur osé qui jouit de la possession d’autrui ; d’une arme « du crime » qui n’est pas encore l’arme du crime, mais un chandelier éteint, innocent et calme, sous une table d’acajou17. De l’article indéfini à l’article défini, nous sentons le passage d’un « thème» qui oscille entre la généralisation et la particularisation, dans les deux sens à la fois. Le poème « passe » par ses in-tensions et non par la permutation d’une forme. G. Guillaume appelait mouvement-pensée la tension par laquelle les propositions sont arrachées en dehors de la forme linguistique au profit d’un « signifié de puissance». L’article, par exemple, n’est qu’une visée particulière sur cette tension pre-linguistique qui va de l’indéfini au défini et vice-versa18. Aussi, « Un inspecteur osé » ou « La victime », ne sont là que comme des coupes instantanées dans le voyage intensif du thème, lors que nous nous attachons à un point de vue déterminé ou indéterminé. D’où cette sensation d’une scène située dans la limite où le-rien-ne-se-passe-encore et l’irrévocable basculeraient l’un sur l’autre.
La fragilité du « thème» s’explique en partie parce qu’il est toujours «ce qui vient juste de se passer». Le « thème» du poème est l’existence inestimable transportée dans l’acte euphorique. Husserl appelait « évidence vive » l’objet thématique qui échappe à toute forme de l’énoncé, puisqu’il appartient à la couche « transitoire et fluente » où se produit le sens (Sinnbildung). « En tout énoncé, l’objet thématique, ce dont on parle (son sens), se distingue de l’énonciation qui, en elle-même, n’est et ne peut jamais être thème au cours de l’énoncer»19. C’est pour cela que  «l’évidence vive est transitoire », elle « passe » et s’évanoui, dit Husserl, mais « le passage » même ne retourne pas pourtant au néant, puisqu’il peut « être obscurément éveillé ». Or, ce qui est « éveillé » n’est d’autre chose que la possibilité d’un « ressouvenir » dans lequel « le vive passé » est activement «re-vécu ». En conséquence, ce qui constitue le rénové (le ressouvenu), est une production effective qui se présente par le ressouvenir du passé, et du même coup, dans le « recouvrement » de l’évidence évanouie. Autrement dit: « ce qui est effectué maintenait est la chose qui a été évidente depuis le début ». L’évidence vive peut être toujours identifiée à une idéalité transcendantale, mais de cette façon, son objectivité thématique serait illusoire, car pour qu’elle soit « le rénové », il faut la répétition active de son passage dans l’écriture20.
Loin d’accéder à une forme à laquelle correspondrait un référent, le poème se fait « porteur » d’un « thème » qui coule entre les articulations logiques ou structurelles. Comment pouvons-nous donc rendre compte de cette mode fluente d’existence ? Rappelons-nous notre seule question de méthode: éviter de réduire l’existence du poème à son essence. Rien de plus inapproprié donc que l’interprétation profonde du poème. Le puiser indéfini dans les bas fonds nous révèlerait, on le sait déjà, un archétype symbolique ou psychanalytique comme modèle explicative. On laisse échapper l’évidence vive du «signe» dans la poursuite d’un «cygne» antédiluvien. La projection herméneutique d'une compacité sur l’existence, suppose une loi fondamentalement cachée qui doit au fond la déterminer. Laissons-nous la régression infinie et l’eternel retour pour les déterreurs d’énigmes. Nous avons assez de pelles et d’exhumations. Il n’est guère évident de distinguer au fond le mythème symbolique, du souvenir d’enfance, du signifiant éminemment absent, de l’eternel principe de l’œuvre toujours enfui et voilé in illo tempore. Il vaut mieux écouter ce qui a dit la tortue à Achille21: tous les fondements viennent d’être inventés. Au-dessus des prémisses on peut toujours ajouter une autre prémisse, encore il y a une caverne dans la caverne plus profonde, derrière la ultime masque on ne trouvera qu’une masque de plus. L’eternelretournographe n’est pas l’eternel retour en arrière. Rappelons-nous que l’écart entre l’ancien future de la caverne de Pékin et l’actuel présent du livre d’Apollinaire, cet-à-dire, l’altération entre « l'accord de sortie et l'accord d'entrée », est ce qui permet le passage des vers sans identité qui échappent à l’actuel présent autant que à l’ancienne futur. La traduction successive des vers est « ce qui vient juste de se passer», la différentiation continue qui fait coïncider, d’un seul coup, toute la série progressive du poème dans l’intervalle où il vient perdre son identité.
Au lieu d’un contenu fondamental, nous avons un thème flottant qui n’a pas besoin d’autre contenu que celui des vers quelconques prêts à différer. Les vers passent des deux côtés de l’intervalle et ne font que différer d’eux-mêmes sur la fêlure. On dirait qu’ils dérivent dans le temps, en laissant comme la seule trace de leur « transition fugitive » une intensité. Dans la dérivation des vers le poème s’éloigne des intentions signifiantes pendant que les tensions s’intensifient. Le passage euphorique gomme les identités autant que la signification en ne nous laissant que le dramatis Personae: la transe intensive du poème. P. Klossowski a pu dire de l’eternel retour chez Nietzche qu’il implique l’insignifiance de l’identité et de la non-contradiction, fondements de la raison, car les sujets et les œuvres ne sont que des excuses, pour l’eternel retour d’une intensité qui ne se laisse pas retenir dans les bornes fictives des individus22. Si l’on pense à l’euphorie intense dans laquelle Nietzsche traverse, d’un seul coup, le cercle excentrique de tous les hommes de l’histoire, on pourrait supposer le même grincement de dents chez Wichy, en transe par la chaîne disjonctée de tous les poètes depuis la caverne de Pékin. Le tempo de l’eternelretournographe est la béance sans fond où les vers dérivent hors d’eux-mêmes, comme dans une boussole excentrique, circulant par toutes les combinassions capables d’accomplir pleinement leur altération constitutive. C’est dans les alentours d’une identité introuvable où le poème atteint un tempo novo : le temps de l’œuvre à avenir. Il ne s’agit plus de l’œuvre future, car le temps progressif à été dérouté par l’irruption d’un tempo digressif ou intempestif: hors de ses gons. La répétition rythmée du différentiel dans la mémoire, tic-tac, se dissout dans l’eternel retour d’une intensité centrifuge qui expulse l’identité du poème au profit d’un signal autonome lancé à la dérive: tic-tic-tic.
Ce signal à la dérive constitue un vrai appel aux mauvaises intensions. Qu’on songe à l’équivoque cosmique qu’entraîne un disque d’or plein de bruits et d’images jeté dans la mer interstellaire. Le signal ambigu d’une humanité que nous-mêmes avons du mal à comprendre, est parti confié à la bonne volonté des récepteurs capables de trouver un code juste pour interpréter les signes étrangers. Peu importe s’il atterrit dans les mains d’un Indien Amazonien où d’une intelligence extraterrestre, de toute façon, il en est difficile d’éviter un malentendu. Comment peut-on ne pas supposer des mauvaises intentions d’un message intergalactique ? Ou que le bruit n’altérera pas le signal ? Qui peut nous assurer que l’on parle des mêmes-choses et que derrière les synonymes ne se glissent pas mille différences trompeuses ? Platon aurait eu du mal à croire à l’authenticité des lettres arrivées d’un autre univers. Il voyait dans l’écriture la source d’une équivoque radicale qui frappe l’âme de l’extérieur en implantant la polysémie. Puisque les noms, les définitions, les opinions, les images, n’arrivent pas à nous faire parvenir les choses tells qu’elles sont, tout homme sérieux devrait se méfier des télécommunications23. Au moins que l’on trouve un club d’interprètes, auréolés de prestige, capables de déchiffrer les signes et de garantir par là même l’authenticité de leur signifié. De Platon à Habermas, on trouve cette idée d’une société démocratique d’amis du langage universel, le club de gardiens de la communication au sein du parc humain, sauvegarde dévouée d’un être-social-intersubjective essentiellement le même pour toute-le-monde24.
Heidegger a bien voulu préserver le signal original émis par les grecs de l’altération radicale qui « ouvre, sous la pensée occidentale, le vide qui la prive désormais de tout fondement». Cependant, l’instauration d’un « plan fondamental » sous l’ouverture où éclate la vérité de l’œuvre, ne se tient pas sans les gardiens qui assurent l’éveil du peuple à son héritage et l’insertion dans son destin25. Quel peuple et quel destin ? On a eu la réponse parvenue aux allemands depuis le sol grec. Il est bien possible que le poème soit l’éclat d’une ouverture dépourvue de mesure dans la terre, comme dit Heidegger, mais s’il dérange nos rapports au monde, s’il nous déracine et nous lance hors de l’ordinaire, ce n’est pas parce qu’il se tient dans le seuil de l’énormité qu’il même signale, mais plutôt parce qu’il nous pousse à franchir le seuil et à perdre les fondements. Les informaticiens appellent circuit décentralisé non-structuré, l’espace virtuel de sites miroir où l’origine des donnés n’est plus localisable, le protocole de transmission reste « brouillé » et les positions d’utilisation sont labiles (« on peut savoir quand il y a une télécharge, mais pas quoi ou qui à téléchargé»). On y est, comme dit Blanchot, dans « un univers où l’imposture prétend la vérité »: les copies usurpent la place du prétendu objet premier et toutes les trahisons deviennent possibles. C’est le bazar chinois où la caverne de Ali-baba, « il n’y plus d’original, mais l’éternelle scintillation où se disperse, dans l’éclat du détour et du retour, l’absence d’origine».
Au lieu de se projeteur sous l’ouverture sans fond qui nous sépare de l’héritage cultural d’occident, comme un pont réservé aux « gardiens » des caves d’une culture morte, l’eternelretournographe est un appel brouillé d’une composition à faire, le signal à la dérive et sans origine contre l’eternel retour du même, « en faveur (je l’espère) d’un temps à venir», où toutes les trahisons, toutes les transductions, même las plus tordues et inhumaines, deviennent nécessaires. Dans un poème intitule : « ? », le poète se demande si les « paroles qui tremblent» sont « des galets lancées au visage de l’éternel ?/ l’éloquence du silence ? / La révolte de ce qui disparaît ? / L’écho anticipé du cri de demain ? /»26. Wichy même fait partie déjà de cette chaîne incertaine et hasardeuse dans laquelle on voit bien les hiatus mais non les chaînons. Comment lui-même à dit: « Ce que j’ai écrit/ a par fois l’allure de quelque chose déjà écrite par d’autres/ mais aussi beaucoup de ce que les autres ont écrit /porte ma signature/ dans l’eternel spiral je suis également une conséquence et une référence..»27. Grâce à la traduction, la trahison et l’équivoque, les vers circulent entre les prostitues, les soldats anonymes et les poètes apocryphes, comme les lacunes heureuses du sens, les fentes crées sous le temps qui ouvrent la voie à de multiples altérations futures.

La transmission de l’information au sein du parc humain suppose l’utilisation d’un code commun, duquel le club de gardiens minimise l’ambigüité, contrôle le protocole et certifie l’origine. Dans cet univers communicationnel, « l’humanité normale et adulte (à l’exclusion du monde des anormaux et des enfants) est privilégiée comme horizon de l’humanité et comme communauté de langage»28. C’est précisément en dehors de cet horizon humain, trop humain, que le signal de l’eternelretournographe passe, car l’humanité à d’horizons étroits. C’est à la faveur d’un enfant misérable et avorté que Wichy invoque le Jizo29: un moine à visage d’enfant qui est le compagnon des jeux des mômes morts (le protecteur de la révolte qui disparaît ? du cri de demain ?). Chaque fois qu’il y a quelque chose comme « une œuvre d’art », on peut y entendre l’appel aux non-nés de l’humanité : tous les analphabètes, les acéphales et les aphasiques, exclues de l’horizon de l’humanité historial. D’où sinon peut-on attendre un « devenir non humain de l’homme » et un « paysage non humain de la nature » ? Heidegger ne se serait pas seulement trompé de « peuple, de terre, de sang», mais aussi de « gardiens », puisque «la race appellée par l’art ou la philosophie n’est pas celle qui se prend par pure, mais une race bâtarde, inférieure, anarchique»30. Il ne peut pas être autrement, puisqu’il faudrait un porteur minuscule, misérable, dit Kafka, le plus éloigné du pouvoir impérial, pour envoyer le message d’un soleil mort qu’on rêve encore de recevoir assis à la fenêtre au soir31. Ainsi les virus, ces particules minuscules qui font les passages d’un règne à un autre, en tirant son potentiel infectieux d’une altération dans les codes, comme une voie ouvert à des multiples alliances contre-nature.

Les signaux qui rentrent dans l’univers peuvent bien passer inaperçus dans l’horizon humain. En tant que tels, les signaux ne sont pas en eux-mêmes signifiants ou insignifiants, puisqu’ils ne signifient que dans l’horizon capable de les repérer. Ils sont « porteurs » de sens, mais ce qu’ils portent ou transportent sera mis en valeur seulement à l’arrivage dans un horizon déterminé. Et chaque horizon répondra au signal étranger comme une cloche à partir de sa sonorité individuelle. Qu’on songe comme faisait V. Uexküll à la pluralité de sons d’une tige de fleur sauvage dans l’horizon de la jeune fille, la fourmi, la larve ou la vache32. C’est la tension avec l’élément extérieur ce qui module la sensibilité de l’horizon perceptif. Le signal comporte une prégnance qui sera activée seulement dans un horizon qui est attiré par lui. Et pour cela, le horizon doit être orienté vers quelque chose qu’il ne connait pas. Avant que les signaux brillent, il faut une recherche aveugle dans l’horizon en supposant que quelque chose existe au-delà. Mais l’horizon ne connaît pas vers où il est orienté, non plus vers quoi il est attiré, avant le choc qui secoue son seuil de perplexité. D’où la possibilité d’anticiper un signal là où il n’y en a pas. L’araignée peut aussi avoir une « mouche rêvée» dans la tête. Imaginons une araignée super-perceptive capable de capter touts les signaux possibles, et de prendre possession absolue de leurs signifiés, même avant qu’ils commencent à vibrer dans sa toile. Imaginons ensuite que l’araignée commence à capter la vibration de ses propres pates comme des signaux externes, et que tous les signaux, externes et propres, ne lui apparaissent plus « comme s’ils» étaient des signaux de quelque-chose-à-distance, mais comme des présences vives capables de sentir également sa vibration dans la toile. On dirait que l’araignée a perdu l’horizon, elle est comme hypnotisée par les vibrations, elle-même devient toile dans un continuum intensif de sensations sans horizon ni cadre. Au lieu d’une perception qui capte des signaux, nous avons des signaux qui passent à la perception et la défont. Il n’est plus question d’un récepteur auquel est réservé le privilège de décider si les signaux comportent ou non de l’information, mais d’un continuum ondulatoire peuplé avec de milliers d’interférences, avec de milliers de vibrations, qui ne peuvent plus qu’être senties: « un monde d’intensités pures, où toutes les formes se défont, toutes les significations aussi, signifiants et signifiés »33.
Il suffirait juste d’un petit intervalle dans l’émission-réception pour que l’araignée se réoriente. Aussi, l’eternelretournographe, il ne préexiste pas comme phénomène au différentiel corbeaux-neige. S’il insiste comme signal, c’est parce qu’il est une machine à deux têtes qui se constitue à partir de cet écart d’émission-réception. C’est pourquoi nous, en tant que lecteurs, faisons déjà partie du dispositif. Nous ne préexistons pas au signal, car nous existons aussi dans l’intervalle, dans la tension physique avec ce signal étrange. C’est le son de l’appareil qui soutient notre oreille, nous sommes posés en lui, vers lui et par lui. En tant que lecteurs, nous ne sommes rien de plus que l’expérience instantanée d’une préhension sur le signal que nous appelons poème. « Lecteurs  avons-nous appris qui sommes nous sans la lecture du poème ?». La mer n’existe pour le rocher, de même que le rocher pour la mer, que dans le passage instantané de la vague qui le baigne. Et c’est dans le passage de la vague que le rocher compose l’horizon où la mer peut être perçue. On parlera d’un signal captivant ou saisissant, lors que l’on est forcé à créer un horizon capable de percevoir le différentiel qui comporte le signal. Le plaisir de percevoir un son étranger se mesure dans la lutte intense d’entre-capture, où il faut se tourner, s’affronter, faire volte-face, pour distinguer une chose que nous sentons sans savoir ce qu’elle est.
Pour nous l’eternelretournographe entraîne ce bruit étrange qui nous captive sans pouvoir le déterminer. A cet égard, il se donne à nous comme une « réponse sibylline » à une question que nous n’avons pas posée, ou plutôt, comme une situation questionnante dont nous avons oublié les données et nous ignorons l’origine. Pourtant, nous sentons qu’il s’agit d’une question qui nous concerne. C’est peut-être par cela qu’au milieu de la nuit, quand tout le monde dort, nous sentons le bruit insignifiant de l’eternelretournographe qui nous appelle. Mais, comme dans cette toile là des « Dos Ertimaños » de Goya, nous pouvons sentir le murmure clandestin qui passe subitement entre les êtres, sans que l’on puisse pourtant déterminer son existence. Il nous reste l’écart là où s’insinue cette présence. Distance sans mesure où nous soupçonnons l’existence inter-ontique de l’eternelretournographe, comme dans un « miroir trouble ». Puisque si nous voyageons du signe au signal, du temps instantané au temps progressif du poème, c’est seulement parce que son existence plurale peut être parcourue d’innombrables manières. Nous n’avons que nos manières à nous, à la mesure de nos horizons et de nos fatigues. Il est certain qu’entre les « tic-tic-tic » du signal ont lieu des modes d’existence encore plus subtiles qui nous échappent. Des modes d’existence qui exigent une recherche plus osée, d’aller plus loin dans les intervalles, pour découvrir des modes d’exister inattendus pour un aussi curieux appareil.

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